« Politique Pénale : il est temps de changer de perspective. »
Madame Dati, Ministre de la Justice, Garde des Sceaux,
C’est en tant qu’association présente au coeur des prisons françaises depuis 1976, partenaire du ministère de la Justice et attachée au respect des droits de l’Homme que nous souhaitions réagir àla politique pénale actuelle, poser un diagnostic et préconiser modestement quelques pistes d’amélioration et de réforme.
Tout d’abord nous nous satisfaisons de votre volonté affichée de s’attaquer à la question de lasurpopulation carcérale. Le 19 mai 2008 vous avez en effet annoncé que vous alliez »prochainement » prendre un décret pour « organiser la mise en oeuvre » de l’obligationd’encellulement individuel des détenus, à laquelle la France déroge actuellement. Cependant, cette annonce nous a particulièrement étonnée au regard de son inadéquation avec lesperspectives dessinées par la politique pénale depuis plusieurs mois. La tendance est, en effet, àl’incarcération en nombre et cette tendance semble submerger toutes les tentatives d’améliorerdes conditions de vie dans les prisons françaises. Le GENEPI est attaché, quant à lui, au principeréaliste et pragmatique « une place, une personne ». Nous doutons que cela puisse devenir uneréalité par l’unique publication d’un décret alors que les prisons françaises connaissent unesituation très inquiétante avec 14 124 détenus en surnombre au 1er mai 2008.1
Resituons la problématique dans un cadre historique. C’était, le 5 juin 1875, après des travauxd’enquête conséquents sur le régime des établissements pénitentiaires et la rédaction d’un rapportqui portera le nom du député porteur du projet, M. d’Haussonville, le Parlement de la IIIèmeRépublique, toute nouvellement installée, votait le principe de l’encellulement individuel des ondamnés. 2
Plus d’un siècle s’est écoulé, la France compte, au 1er mai 2008, 67 338 personnes sous écrou dont63 645 personnes incarcérées pour 50 631 places opérationnelles. Certaines maisons d’arrêtconnaissent aujourd’hui des taux de surpopulation supérieurs à 200 % et parfois même à 300 %.Nicolas Sarkozy, alors candidat, s’était pourtant engagé, lors des Etats Généraux de la condition pénitentiaire, à ce que soit garanti « le principe de l’encellulement individuel pour toute personnequi le souhaite, dans des conditions respectueuses de l’intimité ». La surpopulation carcérale est un fléau qui annihile toutes les actions menées en faveur de l’amélioration des conditions de viecarcérale et qui obère les efforts en faveur de la réinsertion. La perspective qui se dessine est des plus inquiétantes : on compte aujourd’hui 15 808 personnes incarcérées de plus qu’au 1er janvier2001.
La surpopulation carcérale n’est que l’exemple le plus symptomatique d’une politique pénale en perte de cohérence et d’ambition. Le développement des alternatives à l’incarcération (le travaild’intérêt général, par exemple) et des aménagements de peine tels que la libération conditionnelle se fait très péniblement. Il semble même que cela ne soit pas la priorité du gouvernement. Depuisla loi du 10 août 2007 instaurant des peines plancher, l’heure est à l’encadrement des décisions des magistrats et à la remise en cause du principe de l’individualisation des peines. Ce qui étaitpourtant la clef de la réinsertion, la possibilité d’adapter la sanction en fonction de la personnalitéde l’auteur de l’infraction, est aujourd’hui bouleversé dans son principe même.Tous les praticiens savent que les accès de sévérité ne sont que des effets de manche qui tentent de masquer maladroitement une incapacité à réinventer une politique pénale d’ensemble à lahauteur des enjeux actuels. Sauf à penser que cela révèle un manque de volonté politique.Usant d’une rhétorique éculée, on feint d’opposer ceux qui militent pour une prise en charge plus digne et plus efficiente des personnes incarcérées à ceux qui militent pour le respect des droitsdes personnes qui ont été victimes. Cette absurde opposition vise à mettre dos à dos des acteurs qui, pourtant, refusent ce manichéisme parce qu’ils ont une conscience aiguë de la complexité desenjeux de la Justice, une conscience de sa fragilité et de son équilibre, toujours difficile à trouver.
C’est un devoir, pour ceux qui ont la responsabilité politique de veiller au respect des principes du Droit, que de tenir haut le respect des principes constitutionnels et des Droits de l’Hommesans les diviser et sans tenter de les contourner.
Partant de la modeste expérience associative que nous avons acquise depuis 1976 auprès de l’Administration Pénitentiaire en collaborant à l’effort public de réinsertion des personnesincarcérées, il nous semble important de vous faire part de nos craintes et de vous suggérer quelques perspectives de changement d’une situation que nous jugeons inquiétante, avec le souci essentiel d’être à la fois critiques et constructifs, sans esprit partisan.
Un contrôle extérieur effectif des établissements pénitentiaires
Les réformes qui pourraient être motrices d’un changement ont parfois déjà été votées. C’est lecas de la loi du 30 octobre 2007. A l’heure où nous écrivons, la nomination du contrôleur généraldes lieux de privation de liberté semble être imminente, sept mois après le vote de la loi. LeGENEPI a déjà, à de nombreuses reprises, rappelé son attachement à l’institution d’un contrôle indépendant et extérieur des établissements pénitentiaires comme nous y poussent lesconventions internationales et comme le préconisait le rapport Canivet (2000). Il faut rendre les murs des prisons transparents afin de permettre un contrôle du respect du Droit au sein des mursque la République a construits. Nous avons quelques craintes quant aux moyens qui seront attribués à cette instance de contrôle pour mener à bien sa mission. Ce contrôle extérieur estattendu par les agents de l’administration et par la société civile afin que la lumière du Droit vienne à la fois sanctionner les mauvaises pratiques et mettre fin à la suspicion qui pèse sur cetteadministration, trop longtemps restée dans l’ombre. Nous espérons ne pas attendre un Revizor comme d’autres attendent encore Godot.
Une loi pénitentiaire qui ne soit pas un serpent de mer
Une « grande loi pénitentiaire » avait été annoncée au printemps 2007. Un Comité d’Orientation Restreint a été nommé; il a produit, dans un temps très limité, une liste de préconisations etd’orientations souvent intéressantes et ambitieuses (faire de l’aménagement des peines inférieures ou égales à un an un droit pour le condamné comparaissant libre, réduire le recours àl’incarcération provisoire, réformer le contentieux disciplinaire …). Le GENEPI a participé aux travaux de ce comité. Nous ne sommes pas seuls à placer de l’espoir dans une réforme etsouhaiter un encadrement législatif des pratiques pénitentiaires intégrant les conventions internationales. L’intégration des Règles Pénitentiaires Européennes (RPE), votées par le Conseilde l’Europe en 2006, doit être une priorité et ne doit pas se faire a minima. Si nous soulignons lescontradictions de la politique pénale, nous ne manquons pas de souligner les efforts de l’administration pénitentiaire qui a choisi une voie réformiste et courageuse en choisissant defaire des règles pénitentiaires européennes (RPE) une « charte d’action pour l’administration pénitentiaire ». Des expérimentations ont été lancées et des actions concrètes ont été menées,notamment pour permettre aux détenus de voter lors des élections, mais il faut maintenant aller au-delà et oser une transformation de la prison. Pour cela, il faut faire entrer le droit communderrière les murs. Il faut donner du sens au parcours carcéral en préparant, dès le début de l’incarcération, à la sortie. 55,6% de la population entrante est sans activité, 52% n’a pas dediplôme, 76 % ne dépasse pas le niveau CAP, 15,2 % est en situation d’illettrisme grave : c’est en agissant sur ces facteurs que l’on réussira le pari de la réinsertion. Pour les majeurs, comme pourles mineurs, il faut faire primer les mesures éducatives sur les mesures répressives. Et enfin,puisque punir est difficile, puisque la peine de prison n’est pas une réponse pénale qui a du senspour toutes les infractions, il faut engager, avec courage, une politique réductionniste du nombre de personnes incarcérées développant des peines alternatives à l’incarcération. Nous attendons avec impatience cette loi pénitentiaire qui pourrait être un outil puissant de transformation de la prison. Cette loi, que nous espérons, ne sera « grande » que si elle sait garderune ambition humaniste.
Une confusion entre Justice et psychiatrie qui doit cesser
La loi du 25 février 2008 instituant une rétention de sûreté est un exemple des dérives del’utilisation politique de la notion de dangerosité. Comme le dit M. Robert Badinter, cette loi prévoit la possibilité d’incarcérer un auteur potentiel d’une infraction virtuelle. L’individu n’est alors plus condamné pour ce qu’il a fait mais pour ce qu’il pourrait faire. Le lien entre l’infractionet la sanction est alors rompu. Un homme pourra être interné à titre préventif sur une simple présomption de dangerosité. La substitution de l’élément objectif, l’infraction, par un élémentsubjectif et incertain, la dangerosité, comme fondement de la décision de justice pénale privative de liberté constitue un bouleversement de notre droit. L’introduction de la notion de dangerositéamène à la confusion entre le champ de la Justice et celui de la psychiatrie. Si une personne manifeste une dangerosité psychiatrique, elle doit être soignée dans un établissement de santépublique, par définition hors du champ judiciaire. Ce n’est malheureusement pas le cas pour les centres médico-sociaux judiciaires qui seront situés dans des établissements pénitentiaires. Deplus, la prédiction du comportement et l’évaluation juste d’une dangerosité criminologique ne sont qu’un fantasme scientiste alimenté par une utopie du risque zéro. Nous, étudiants membresdu GENEPI, refusons l’idée d’un contrôle social total et prédictif des comportements. La peine ne saurait avoir de sens sans la perspective de la sortie. L’incertitude que fait peser la rétention de sûreté est insupportable et conduira à en faire une peine de relégation sans fin, unepeine de mort sociale. La logique de l’élimination au nom d’un eugénisme parfois compassionnel nous fait oublier que le risque est consubstantiel à la vie en société. Les logiques de prévention etd’éducation peuvent permettre de réduire ces risques. Les logiques de répression sans fin également, mais au prix du sacrifice des libertés publiques. La rétention de sûreté est, pour laFrance, patrie des libertés, un reniement d’elle-même et de l’image qu’elle donne au monde. On oppose à ce discours la détresse légitime des personnes qui ont été victimes. Il faut être clair :la société ne doit pas les oublier. Cette considération ne doit pas passer par la recherche d’une condamnation plus sévère mais par une attention plus grande portée à leur détresse, une aide à sereconstruire. La dignité de la culture des libertés, à la française, résidait dans la croyance en la responsabilité des citoyens d’assumer les risques de la vie, les risques de l’autre et de soi, enterrain libre, et de refuser l’arbitraire de l’enfermement, ce qui n’empêchera jamais le premier crime ou la première série de crimes de se commettre. Parce qu’elle n’a pas été suffisammentréfléchie et discutée, parce qu’elle est porteuse de logiques incompatibles avec notre philosophie pénale, nous demandons l’abolition de la loi du 25 février 2008 instaurant une rétention de sûreté.
Une confiance nécessaire aux acteurs du champ pénal.
Nous nous inquiétons des logiques de défiance. L’intérêt général est celui du bon fonctionnementde la Justice. Pour que cela soit possible, il faut que les responsables de l’exécutif entrent dansune logique de confiance vis-à-vis des magistrats, tout d’abord, pour les laisser juges des situations qu’ils ont à examiner, pour les laisser libres d’individualiser la peine des détenus enfonction de leur parcours de réinsertion. Pour cela, il est nécessaire de desserrer l’étau législatif et de cesser cette accumulation de projets de lois qui font perdre au Droit sa cohérence. Il fautencore de la confiance et du dialogue vis-à-vis de l’ensemble des professions judiciaires qui attendent une réelle gouvernance du ministère de la Justice. Confiance et dialogue, toujours avecles personnels de l’administration pénitentiaire qui effectuent un travail difficile mais précieux dans des conditions également difficiles. Confiance et dialogue également avec les personnesdétenues ; il est nécessaire aujourd’hui de trouver des modes d’expression collective permettant de les impliquer, de les associer aux décisions qui les concernent. Enfin, bis repetita placent,toujours de la confiance et du dialogue avec les partenaires associatifs et experts du milieu de la Justice (associations d’aide aux victimes, associations travaillant auprès des personnesincarcérées ou de leurs familles, chercheurs et professeurs d’université) : tous ne demandent qu’à travailler à l’amélioration de la qualité de notre Justice. De très nombreux acteurs demandent lacréation d’un comité d’observation et de proposition permanent placé auprès du ministère de la Justice. Ce souhait avait été entendu par vous et vous l’aviez repris à votre compte, nousattendons déjà avec impatience la première séance de travail. Un tel comité saura être, à n’en pas douter, lui aussi critique et constructif.Madame le Garde des Sceaux, pour changer de perspectives et adopter une politique pénale cohérente, nous vous demandons donc de tenir les engagements en matière de développement despeines non privatives de liberté et des aménagements de peine, permettant une réinsertion efficace des personnes condamnées, de vous assurer de l’effectivité du contrôle extérieur desétablissements pénitentiaires, de tenir votre engagement d’élaboration d’une loi pénitentiaire qui permettra enfin le respect de la dignité des personnes détenues et des personnels del’administration pénitentiaire, de revenir sur la loi instaurant une rétention de sûreté et enfin, de tout mettre en oeuvre pour rétablir la confiance avec les différents acteurs du champ pénal.
Nous vous prions de croire, Madame Dati, Ministre de la Justice, Garde des Sceaux, en l’assurance de notre plus haute considération.
Pierre Méheust, Président du GENEPI
1 Chiffre calculé par P.-V. Tournier, Arpenter le Champ Pénal, supplément au n° 91, Paris 1 – CNRS, 22 mai 2008.
2 Le Code de procédure pénale (article 716) prévoit que chaque détenu doit être enfermé dans une cellule individuelle.Le parlement a autorisé à deux reprises l’Administration pénitentiaire à déroger à la règle, une première foisen 2000, puis une nouvelle fois par une loi du 12 juin 2003 qui a repoussé de cinq ans l’entrée en application de ceprincipe au 13 juin 2008.