Christiane de Beaurepaire. Cette psychiatre à la prison de Fresnes se dresse contre les internements de malades mentaux, qui atteindraient 25 % de la population pénale.
Christiane de Beaurepaire, psychiatre, a passé les quinze dernières années de sa vie professionnelle à Fresnes. «Une longue peine», plaisante-t-elle. A laquelle elle échappe tous les soirs, certes. Elle dit : «Si l’on veut régler le problème de la surpopulation dans les prisons, c’est très simple : il faut les vider de toutes les personnes qui n’ont rien à y faire. Malades mentaux, sans-papiers, sans-domicile, vieillards déments, jeunes en errance, toxicomanes… et remplacer la prison par des structures appropriées.» Elle précise : «Je vous rappelle que le code pénal proscrit l’hébergement des malades mentaux des établissements pénitentiaires. Avec plus de 25 % de détenus qui souffrent de troubles avérés – schizophrénie, paranoïa, psychose, dépression grave -, nous prenons quelques libertés avec la loi.» En effet, si son discernement n’est qu’«altéré», le schizophrène assassin atterrit en milieu carcéral «avec une sanction pénale d’autant plus lourde qu’il est malade et qu’on juge non pas le bonhomme, mais sa dangerosité». Et si sa capacité de discernement est abolie ? «On se heurte alors à la pénurie des services psychiatriques.» Le docteur de Beaurepaire est célèbre pour son «discernementomètre». Depuis des années, elle questionne les experts judiciaires en charge d’évaluer l’intégrité du discernement, et donc d’envoyer ou non les fous en prison : «Tu me le montres, ton discernementomètre ? A quoi ressemble-t-il ?» Elle remarque avec une pointe d’ironie : «Comme c’est curieux ! Aujourd’hui, on peut voyager dans le temps. La prison tient lieu de l’asile décrit par Michel Foucault. On pratique le grand enfermement tel qu’il l’était à la Salpêtrière au XVIIe siècle.»
Elle est en fin de carrière et n’a plus rien à perdre. Elle revendique sa part de naïveté qui a agi «comme une protection». Elle est arrivée à Fresnes sans vocation carcérale préalable, parce que les postes de chef de service hospitalier étaient rares et qu’il fallait bien gagner sa vie. Elle se définit comme «opiniâtre abandonnique», c’est-à-dire une femme aussi têtue que capable de lâcher prise quand tout va pour le mieux. Si elle était un personnage de conte, ce serait la petite sirène «qui agit sans jamais en tirer de bénéfice et qui paie très cher de sa personne».«On n’avait aucune appartenance à quoi que ce soit, et pourtant, m’a traversé l’esprit, jeune fille, d’aller faire mon service en Israël.» Son père, médecin, jouait du piano, sa mère chantait, c’est ainsi qu’ils se sont rencontrés. Lycéenne, elle est un «brillant élément» qui risque le renvoi pour ses frasques. Un exemple : l’exploration d’un souterrain interdit qui mène au lycée de garçons. «J’ai toujours été attirée par les transgressions.» Jeune médecin, elle n’imaginait pas travailler ailleurs qu’en psychiatrie infantile. C’était dans les années 70, elle avait créé une structure, dans le Loiret, «une maison où l’on recevait et intégrait à l’école toutes sortes d’enfants, y compris autistiques. J’y ai été heureuse. Et par amour, j’ai fait l’une des grosses bêtises de ma vie, j’ai quitté l’affaire.»«Rien de mieux que la Normandie pour éprouver l’ennui.» Mais même au cœur de la grisaille, elle trouve le moyen d’expérimenter. La SNCF lui demande une étude sur ce qui pousse les ouvriers d’entretien à se jeter sur les voies la nuit. Sont-ils suicidaires ? L’objectif de la direction du personnel est de diminuer les risques, notamment à l’embauche. A toute heure de l’aube, elle parcourt les voies pour interviewer des cheminots. Conclusion de l’étude : «L’excès de conscience professionnelle est en cause. Ces agents sont si concentrés qu’ils n’entendent pas la corne. Le train passe, ils y restent.» A la suite de l’étude, la SNCF change son système d’avertissement du passage des trains. Sa curiosité ressemble à une boule à facettes. A la manière de Raymond Queneau qui écrit le même texte en variant les registres, elle rédige trois fois son étude sur la prise de risque des cheminots, en changeant d’habit. La première version, phénoménologique, est à usage de la SNCF. La seconde est un mémoire de psychopathologie de la vie quotidienne. Et le troisième, un autre mémoire universitaire par le biais de la philosophie de l’action. De même dans sa pratique de psychiatre : «Pas d’intégrisme. Psychanalyse, génétique et pharmacopée ne s’opposent pas. J’ai une mallette avec différents outils, qui ne servent pas au même moment et n’ont pas la même fonction.» Elle vient d’un milieu juif athée sans le sou. Christiane de Beaurepaire a l’esprit d’aventure. La voilà donc qui se morfond à Caen aux côtés de la personne qu’elle aime.
Christiane de Beaurepaire se souvient de ses débuts à Fresnes et de sa sensation contradictoire d’avoir enfin trouvé sa place. «J’étais saisie par cette architecture XIXe siècle et la diversité des rencontres et des pathologies. Cette impression d’être une infirmière dans la brousse. Ça avait son charme. A l’hôpital général de Fresnes, il y avait encore des nouveau-nés avec leur mère. Mais aussi beaucoup de malades du sida. Ils mouraient, faute de soins. Des cafards dégoulinaient des murs et des religieuses veillaient.» Au bout de quinze jours, elle craque : trop d’horreurs, aucun moyen. Pour ne pas démissionner, elle se passionne. Elle crée l’unité de psychiatrie de liaison à Fresnes, puis, il y a cinq ans, une consultation externe pour les patients libérés. Avec, entre autres, des rendez-vous pour les auteurs de violence sexuelle qui ont purgé leur peine et demeurent sous obligation de soins. Christiane de Beaurepaire est sans illusion : «Mes patients pédophiles potentiellement dangereux seront évidemment « datisés », mis en rétention de sûreté.» Elle ajoute : «Soigner un humain, ce n’est pas comme installer une nouvelle chaudière, le risque zéro n’existe pas. Mais plus on suit un malade sur une longue durée, plus on sait repérer quand il est inquiétant et prendre les mesures nécessaires pour éviter un drame.» Que propose-t-elle ? Qu’on regarde vers le Canada où existent des centres spécialisés dans le cadre d’une convention entre la justice et la santé. «Dans cette organisation, les soins sont prioritaires, ont lieu hors détention, et débutent dès le jugement, en milieu fermé.» C’est parce qu’elle a développé la structure psychiatrique de Fresnes que Christiane de Beaurepaire est légitime pour affirmer que les soins psychiatriques ne devraient pas avoir lieu en milieu carcéral. «Bien sûr, la détention déclenche souvent des troubles mentaux, et un service psychiatrique, aussi insuffisant soit-il, est nécessaire. Pour autant, il est inhumain d’envoyer des malades mentaux en prison. Comment peut-on imaginer qu’une personne qui souffre de dépersonnalisation survive à la violence pénitentiaire, qui rend encore plus malade si c’est possible ? »
Christiane de Beaurepaire assène peut-être des évidences, mais elles ne sont pas dans l’air du temps. A propos de la loi sur la récidive, promulguée par Rachida Dati : «Toutes les études montrent que plus on va en prison, plus on y revient. La seule manière de lutter contre la récidive est non pas la réinsertion – car les détenus sont rarement préalablement insérés -, mais l’insertion.» Elle s’interroge : «Est-ce qu’un pays qui déresponsabilise la délinquance financière mais qui met en prison les enfants et les malades mentaux est encore une démocratie ?»
Portrait d’Anne Diaktine paru sur Libération.fr le mardi 2 avril 2008.