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Archive pour 24 février 2008

Robert Badinter : « Nous sommes dans une période sombre pour notre justice »

Dimanche 24 février 2008

Nicolas Sarkozy a demandé, vendredi 22 février, au premier président de la Cour de cassation de lui faire des « propositions » pour que la rétention de sûreté des criminels dangereux à leur sortie de prison s’applique immédiatement. Le Conseil constitutionnel avait pourtant censuré une telle application, jeudi. Qu’en pensez-vous ?

Il est singulier de demander au plus haut magistrat de France les moyens de contourner une décision du Conseil constitutionnel, dont le respect s’impose à toutes les autorités de la République selon la Constitution elle-même. Si le président entend passer outre la décision du Conseil, une voie lui est ouverte : demander au Parlement la révision de la Constitution. Rendez-vous au Congrès !

Comment interprétez-vous la décision du Conseil constitutionnel ?

Le Conseil constitutionnel a admis la conformité à la Constitution de la rétention de sûreté. Mais, dans le même temps, tout en disant que ce n’est pas une peine, il la traite comme telle, en déclarant qu’elle ne peut être rétroactive. En pratique, le système ne sera pas applicable avant quinze ans. Et même après, sa mise en oeuvre risque d’être problématique. En plus de la censure de la rétroactivité (de la loi pénale la plus dure), le Conseil constitutionnel a fait une réserve d’interprétation importante, en imposant à la juridiction compétente de « vérifier que la personne condamnée a effectivement été en mesure de bénéficier, pendant l’exécution de sa peine, de la prise en charge et des soins adaptés au trouble de la personnalité dont elle souffre ».D’où l’alternative : soit les soins n’ont pas été donnés et le détenu ne pourra pas aller dans un centre de rétention de sûreté ; soit la prise en charge et le traitement sont intervenus – ce qui implique que la prison aura bénéficié de toutes les ressources nécessaires, changement radical par rapport à la situation actuelle – et dans ce cas, il n’y aura sans doute pas lieu de l’envoyer dans un centre de rétention de sûreté. Nous retrouvons là une situation proche de la loi sur l’ADN : le Conseil constitutionnel la valide, mais en fait elle est quasiment inapplicable. De surcroît, d’ici quinze ans, la majorité politique aura sans doute changé.
Le Conseil a donc retiré une partie du venin de la loi. Mais il a accepté le principe de la détention pour dangerosité, hors toute commission d’infraction. Qui ne voit le brouillard dans lequel on va plonger la justice ? On crée l’emprisonnement pour raisons de dangerosité, concept éminemment flou. Une personne sera enfermée, non plus pour les faits qu’elle a commis, mais pour ceux qu’elle pourrait commettre. On perd de vue l’un des fondements d’une société de liberté. On est emprisonné parce que l’on est responsable de ses actes. Nous passons d’une justice de responsabilité à une justice de sûreté. C’est un tournant très grave de notre droit. Les fondements de notre justice sont atteints. Que devient la présomption d’innocence, quand on est le présumé coupable potentiel d’un crime virtuel ?

Mais ce tournant est désormais constitutionnel.
Lorsque j’étais président du Conseil constitutionnel (1986-1995), j’avais posé sur mon bureau une affichette : « Toute loi inconstitutionnelle est nécessairement mauvaise. Mais toute loi mauvaise n’est pas nécessairement anticonstitutionnelle. » Le fait que la loi sur la rétention de sûreté ait été jugée conforme à la Constitution ne change pas sa nature : ce sera toujours une mauvaise loi. Il y a eu des heures de gloire pour la justice : la fin de la torture, du bagne, l’abolition de la peine de mort, la possibilité pour un citoyen français de faire un recours à la Cour européenne des droits de l’homme. Aujourd’hui, nous sommes dans une période sombre pour notre justice.

Si la gauche revient au pouvoir, va-t-elle abroger cette loi ?

Quand la gauche reviendra au pouvoir, je souhaite qu’elle supprime cette loi sur la rétention de sûreté. Elle n’en sera pas quitte pour autant. Il faut repenser le traitement des criminels dangereux. Des solutions sont là, inspirées des exemples hollandais et belges.Il faut, dès le début de l’instruction, procéder aux examens pluridisciplinaires nécessaires pour établir un diagnostic de l’auteur présumé du crime. A partir de ce diagnostic, s’il est affecté de troubles graves de la personnalité qui relèvent d’un traitement médico-psychiatrique, il est placé dans une structure hospitalière fermée, pour une durée indéterminée, variant selon son état. Ou bien il apparaît qu’il peut répondre de son acte devant la justice, et on doit utiliser le temps de l’emprisonnement, de longue durée s’agissant de criminels, aux traitements nécessaires. Il ne faut pas que la prison soit un temps mort. Cela vaut pour tous les prisonniers et encore plus pour tous ceux qui sont atteints de troubles de la personnalité. Mais cela demande un investissement important, auquel la France ne s’est pas résolue.

Craignez-vous un nouveau durcissement de la loi ?

Le prochain fait divers saisissant nous le dira. Lorsqu’un crime grave aura été commis par une personne qui aura tué ou violé plusieurs années auparavant, mais n’aura été condamnée qu’à une peine de dix ans par exemple, au lieu des quinze ans prévus par la loi, on demandera l’abaissement de ce seuil à ce niveau. Ainsi, par touches successives, on verra s’étendre le domaine de la rétention de sûreté.


Propos recueillis par Alain Salles, article paru dans Le Monde du 24.02.08

Moins de 18 ans et 18 infractions en moyenne

Dimanche 24 février 2008

Au tribunal pour enfants de Paris, la justice n’hésite pas à recourir à des peines de prison contre les délinquants.

 

C’est une étude rare. Elle se penche sur les mineurs délinquants multirécidivistes. Ceux dont Nicolas Sarkozy prétend qu’ils bénéficient d’une «quasi-impunité garantie», alors que, selon lui, «le premier problème de sécurité qu’il nous reste aujourd’hui à résoudre, c’est l’affaire des mineurs». En réalité, les mineurs représentent 18 % des délinquants mis en cause en France.

 

 

L’enquête réalisée entre septembre 2007 et janvier 2008 au tribunal pour enfants de Paris (1) a exploré le parcours de ces jeunes «multiréitérants» en se focalisant sur ceux qui cumulent plus de 10 infractions. Ils sont 44 et totalisent 808 infractions (soit 18 chacun en moyenne). Des jeunes envers qui la justice n’est pas aussi laxiste qu’il n’y paraît. Voici leur photographie.

 

Qui sont-ils ?

 

Près de la moitié des 44 mineurs sont domiciliés dans les XIX et XXe arrondissements. Parmi eux, seulement deux filles. Plus d’un tiers vivent avec leurs deux parents. Quand ils sont présents, 44 % des pères travaillent, et 17 % sont chômeurs. Les mères sont 46 % à exercer une profession. Elles sont femmes de ménage (8), gardiennes d’immeuble (2), assistantes maternelles (2) ; les pères, agents d’entretien (2), aides-soignants (2), chauffeurs de taxi (2), cuisinier… Une partie de la famille est déjà connue de la justice pénale. Dans un quart des cas, c’est la fratrie qui a eu maille à partir avec le tribunal. Dans 11 % des cas, c’est le père, la mère dans 5 %.

 

Alors qu’on parle souvent de «parents démissionnaires», l’étude montre au contraire qu’ils «ne minimisent pas les conséquences de la délinquance de leurs enfants». Par exemple, dans sept familles, les parents ont mis en place des «séjours de rupture pour éloigner leur enfant délinquant de ses fréquentations nocives», c’est-à-dire un exil dans le pays d’origine (près d’un tiers des mineurs impliqués est originaire du Maghreb, un peu moins d’Afrique subsaharienne).

 

Quatre jeunes sur 5 sont déscolarisés. Et depuis longtemps : 90 % le sont depuis plus d’un an. Ils ont été exclus pour comportement difficile (8 sur 44), absentéisme (5). Deux ont quitté les bancs de l’école pour cause de problèmes «psychiatriques». Mais selon les éducateurs rattachés au tribunal pour enfants, 7 sont atteints de ce type de traumatisme. Seuls 4 mineurs déclarent avoir arrêté délibérément leurs études. Dans quelles classes étaient-ils ?

 

On ne le sait que pour 26 d’entre eux. La moitié suivait une formation de type «remise à niveau» (7 ont fréquenté une classe relais). Les autres suivaient une formation professionnelle (BEP ou CAP) dans la vente, la pâtisserie, le métier de tailleur de pierres, la comptabilité. Enfin 5 suivaient des études générales en 5e, 4e ou 3e.

 

Qu’ont-ils fait ?

 

Les atteintes aux biens sont les plus nombreuses (363 infractions sur 808). Pour 4 sur 5, il s’agit de vols : vols simples (20 %) vols aggravés (80 %). Dans 90 % des vols aggravés, la circonstance aggravante est la réunion (action à plusieurs). «La dimension collective est donc très prégnante dans la délinquance juvénile, constate l’étude, les mineurs multiréitérants agissent souvent les uns avec les autres.»

 

Environ 45 % des infractions commises sont des atteintes aux personnes. Dans 20 % des cas il s’agit de violences physiques gratuites. Mais celles-ci ne présentent «pas de caractère objectif de gravité» puisque 68 % n’ont pas entraîné d’ITT (interruption temporaire de travail), et 22 % des ITT sont inférieures ou égales à 8 jours. Près de la moitié des violences sont motivées par l’appropriation. 25 % concernent les stupéfiants (dont 19 % au moins relèvent du simple usage personnel). Enfin, les atteintes à l’autorité de l’Etat (outrages, violences et rébellion) représentent 12 % du total des infractions. Dans cette catégorie on compte 4 mineurs accusés d’entrave à la circulation dans les halls d’immeuble.

 

Comment la justice a-t-elle répondu ?

 

Les résultats de cette étude montrent que les juges des enfants exploitent la totalité de l’éventail des peines disponibles. L’étude «contredit frontalement l’idée reçue selon laquelle les mineurs délinquants jouissent d’une totale impunité pour leurs actes répréhensibles». A regarder les chiffres cela saute aux yeux : 68 % des mineurs concernés ont été condamnés à une peine de prison ferme, 36 % ont été placés une fois au moins en détention provisoire.

 

Parmi les 351 décisions de justice prononcées, on compte 165 peines, 146 mesures éducatives. Des alternatives aux poursuites ont également été proposées dans 28 cas.

 

La plupart des mineurs délinquants de cette enquête relèvent également de la protection de l’enfance. 38 mineurs sur 44 ont été – ou étaient – suivis en assistance éducative plus d’un an avant la saisine pénale du juge des enfants. En moyenne, ils avaient 10 ans et 2 mois au moment de la mise en place d’un suivi d’assistance éducative. Et 13 ans à la première infraction.

 

(1) «Etude sur les mineurs multiréitérants du ressort du tribunal pour enfants de Paris», Pauline Marcel, IEP-Paris.

 

Article de Charlotte Rotman paru dans Libération le 18 février 2008